Un crabe face à la mort

PAR VÉRONIQUE CHAGNON

Pour arriver au camp de chasse de mes parents, il faut rouler deux heures et demie sur des chemins forestiers, traverser deux rivières à torrents, s’arrêter en haut de la butte au kilomètre Nulle Part, puis transporter, à pied ou en VTT, ses provisions, son eau, ses bagages sur un kilomètre de sentier accidenté, semé de mares plus ou moins pleines de têtards et bordé par quelques plants de bleuets, puis traverser un lac à sa jonction avec le suivant, les pieds dans l’eau. 

Le camp est une petite cabane de 12 pieds par 12 pieds, avec au-dessus de la porte un crâne de caribou trouvé à la Baie-James. À cause de sa taille et de sa nature rudimentaire, un camp est souvent entouré d’autres objets visant à faciliter la vie de ses occupants, ou carrément à assurer leur survie. Ici un canot, une chaloupe, une veste de flottaison, là un bidon d’eau, une serviette à sécher sur la corde, une chaise, un cercle de pierres pour contenir le feu. 

Car si, à l’état sauvage, la forêt offre son gibier, ses petits fruits et ses lacs à l’eau claire, elle offre aussi l’odeur de pourriture de l’humus, les mouches énormes et multicolores dévorant les fèces des animaux, et des repaires aux ours et aux loup. On s’y trouve cerné·es par les épinettes qui, à contre-jour, se changent en palissades noires comme la nuit. 

La forêt n’est pas, pour l’être humain sédentarisé, un endroit hospitalier. À moins de monter un campement. À moins de trouver le moyen de «faire maison».

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On pense souvent, en astrologie, au Scorpion et à Pluton comme étant les rois du monde d’en bas. Mais, dans la roue du Zodiaque, c’est le Cancer, qui est à la racine. Il est le fond du ciel, l’imum cœli originel—le point le plus éloigné du zénith. L’incubateur initial à partir duquel tout se déploie. Son symbole, le crabe, est un animal des fonds marins, un survivaliste opportuniste qui, dans des conditions hostiles, ne rechigne pas devant un peu cannibalisme.

Parce que sa fonction est le soin, la protection et, on l’oublie souvent, la survie (notons qu’on a aussi choisi le mot «cancer» pour désigner la maladie qui fait en sorte que notre processus de reproduction cellulaire part en couille), le Cancer a peur de la mort. Je n’ai jamais autant pensé à la mort—celle, terrifiante et possible, de mon fils—depuis que je suis maman, un archétype lié au Cancer. Et parce que le Cancer a peur de la mort et de ce qui menace sa sécurité et celle de son clan, il peut aussi avoir peur du changement.

Dans le ventre de la forêt, alors que «faire maison» était un peu plus compliqué que d’habitude, il m’est apparu que le travail de Jupiter, la planète de la croissance, en Cancer (depuis le 9 juin cette année, et jusqu’à la fin juin l’an prochain) ne serait pas nécessairement une partie de plaisir.

Le crabe est un animal à exosquelette. Pour croître, il n’a pas le choix de se libérer périodiquement de sa coquille pour en créer une autre. Il doit d’abord, comme le serpent ou le scorpion, quitter son ancienne peau en sortant par une fente au-devant de sa tête, puis, par un processus qui dure quelques semaines, se refaire une nouvelle carapace. À cette étape, il fait une chose absolument brillante sur le plan évolutif: le crabe se met à aspirer de l’eau comme un fou, au-delà de sa capacité, pour que son corps aqueux et spongieux gonfle et enfle. Suffisamment pour que son prochain exosquelette soit juste un peu trop grand une fois qu’il aura recraché toute cette eau en surplus. Suffisamment pour ne pas avoir à faire ce travail intense et très vulnérabilisant (essayez de vous défendre, avec des pinces molles…) trop souvent.

Il m’apparaît que c’est ce processus qui a été déclenché en chacun·e de nous (contrairement à la croyance populaire, tout le monde a tous les signes du Zodiaque dans sa carte du ciel) avec l’arrivée de Jupiter en Cancer. Jupiter qui, toujours, agrandit et qui, en Cancer, nous agrandit de l’intérieur. 

Jupiter en Cancer nous demande d’étendre notre définition de ce que cela veut dire d’être en sécurité. D’augmenter notre capacité à «faire maison», dans un monde en l’apparence encore plus menaçant que la forêt. Pas une mince tâche.

Pourtant, ce travail de fond du fond, ce travail d’imum coeli est une condition préalable à notre capacité de créer: une œuvre, un livre, une vie, un monde. Car, si on a moins peur de mourir (métaphoriquement, par le changement, ou littéralement), tout à coup, on peut se permettre de jouer. D’essayer. 

Avec Jupiter en Cancer, je pense aux différents camps que les alpinistes montent sur les flancs de l’Everest pour essayer d’augmenter, jour après jour, l’efficacité avec laquelle leur corps utilise l’oxygène, qui se raréfie, en dormant à des altitudes de plus en plus élevées. Je pense à mon beau-fils, avec qui je vais à La Ronde chaque année avec le défi, pour lui, d’essayer un nouveau manège qui lui fait juste assez peur.

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Dans la roue du Zodiaque, le signe qui suit celui du Cancer (gouverné par la Lune) est le Lion (gouverné par le Soleil). On l’associe, entre autres, au jeu, à l’expression de soi et à la créativité. Le Lion, c’est s’aventurer dehors et prendre le risque de se mettre au travers du chemin de la chaleur. Cette année, mon beau-fils a essayé le Dragon après avoir refusé de le faire deux ans de suite. Ça a été son manège préféré de la journée.

Le Lion, c’est ce que la psychanalyste jungienne Clarissa Pinkola Estés appelle la chispa, l’étincelle, le charbon ardent de la joie, de la pulsion créatrice, qui, même dans l’obscurité la plus totale, n’attend qu’un souffle pour flamber à nouveau. C’est, au sortir d’une nuit sans lune, une nuit qui rapproche des étoiles parce qu’elle éteint toute autre lumière, allumer un feu avec du bois humide au petit matin et regarder le soleil se lever comme un miracle. Nous ne sommes pas morts cette nuit, ALLONS DANSER BITCHESSS.

Cette danse, justement, entre le Lion et le Cancer, cette confiance que l’on retrouvera le Soleil au petit matin et notre sac de couchage le soir renforce notre capacité à être au monde avec force. À créer avec une authenticité menaçante. À fertiliser le futur. À accepter qu’on se trompera certainement chemin faisant, qu’on ne le fera pas parfaitement et qu’on n’en mourra pas. ET QU’ON N’EN MOURRA PAS.

Au camp, les brûlots ont mangé le visage de mon fils, qui a eu leurs morsures rouges autour des yeux et du sang à la base des cheveux pendant toute la semaine. Mais tout ce dont il parle, c’est de la tente, du camp, de l’Argo, le VTT à six roues de mes parents, qui est reparti «faire dodo» chez mamie et papi. À deux ans, il est certainement un des plus jeunes humains à connaître le sens du mot Argo. De mon côté, il me reste ce texte, et le chant des huards fantômes la nuit.

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