Sur les pentes de l’impuissance
PAR VÉRONIQUE CHAGNON
Ce matin-là, je me suis retournée dans mon lit pour changer de côté, comme tous les autres matins de ma vie. Il n’y avait aucune raison pour que ce mouvement banal fissure la poche des eaux, comme on l’appelle; Alexis ne devait pas arriver avant plus de quatre semaines encore.
La veille, j’avais préparé son sac pour la maison de naissance: un petit pyjama et une tuque offerte par une amie, quelques couches, une doudou. L’avant-veille, j’avais envoyé mon manuscrit à mon éditeur. Et puis voilà, ce vendredi matin de juin, pendant que mon chum était parti courir, j’ai commencé à perdre du liquide amniotique.
La sage-femme de garde m’a dit de faire mon sac et de venir la voir vers 10h. Tout à coup, je voyais tout ce que j’avais imaginé pour cet accouchement se décomposer sous mes yeux. On n’arrête pas de nous répéter, à nous, les mères, qu’il faut absolument éviter de se faire trop d’attentes quant à la manière dont nous allons accoucher. Mais nous, les mères, n’avons qu’elles pour nous rassurer. Alors voilà: mon plan de naissance organique et shamanique me fuyait entre les jambes.
À la maison de naissance, l’évaluation de la sage-femme a permis de conclure que, même s’il était un peu tôt, Alexis était bien positionné, et tout se déroulait plutôt normalement. Mais avant un certain nombre de semaines de grossesse (37? 38? je ne sais plus), c’était à un·e médecin que revenait l’autorité de décider où j’accoucherais. Quand la sage-femme m’a annoncé, après avoir discuté avec la médecin de garde au CHUM, que je devais me rendre à l’hôpital, j’ai fondu en larmes pour de bon.
Là-bas, on m’a expliqué que, dans ma condition, on pouvait encore respecter le rythme du bébé et celui de mon corps, et se donner jusqu’à sept jours: si, d’ici là, je n’avais pas accouché par moi-même, il faudrait me déclencher. À 35 semaines et des poussières, chaque jour de grossesse supplémentaire était précieux, notamment pour le développement des petits poumons qui devraient être capables de respirer seuls. J’ai pensé au thermos de cacao cérémoniel que j’avais pris le temps de préparer avant de quitter la maison de naissance pour de bon. Il était encore chaud; il ne le serait plus quand j’aurais finalement besoin de son assistance. J’ai pensé à toutes les visualisations vaines que j’avais faites. J’ai pensé que le système hospitalier était en train d’avaler mon accouchement. Et qu’il ne me restait plus qu’à obéir, et à attendre.
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En 1968, un psychiatre de l’Université de Californie, Stephen Karpman, a publié un article scientifique qui introduisait ce qu’on a fini par appeler le «triangle de Karpman», ou le «triangle dramatique» (à mon avis, une meilleure traduction aurait été «triangle du drame», mais qui suis-je pour rebaptiser un concept aussi célèbre?). Ce schéma tout simple en forme de triangle inversé est une représentation des dynamiques relationnelles toxiques et/ou dysfonctionnelles. Il définit les trois rôles que nous avons tendance à adopter en alternance dans nos relations intimes ou sociales les moins équilibrées: celui du Bourreau/Persécuteur, celui du Sauveur/Justicier, et celui de la Victime. Selon ma compréhension, nous avons tous·tes un personnage de prédilection, un rôle favori sur la scène du théâtre de nos vies. Mais le triangle dramatique nous rappelle que si nous sommes l’un, nous finissons toujours aussi par être l’autre: tous ces rôles sont interdépendants et s’alimentent entre eux. Dans un cycle infini, la Victime devient tour à tour Bourreau, puis Justicier.
Dans son papier devenu depuis un classique de la psychiatrie, Karpman avance que son schéma est utile au processus de guérison puisqu’il permet à la personne d’identifier à quelle extrémité du triangle elle se trouve et de changer certains comportements.
Le premier soir, à l’hôpital, donc, avec le liquide amniotique, je perdais aussi un peu de sang. L’infirmière est allée avertir le nouveau médecin de garde, qui est à son tour venu dans ma chambre pour me dire que je ne devais plus me lever du tout si je ne voulais pas que mon bébé finisse avec le cordon autour du cou et si je ne voulais pas recevoir une césarienne d’urgence. J’ai eu simultanément l’envie de rire et celle de le tabasser. Au fil de la journée, pourtant, tout le reste du personnel médical m’avait plutôt fait comprendre que les choses allaient bien, et je commençais à me faire à l’idée d’un accouchement à l’hôpital. Mais voilà que mon Bourreau arrivait pour me retirer ce qu’il me restait d’autonomie.
J’ai passé le reste de la nuit à le bitcher auprès de mon chum, et à menacer, dans le vide, de le dénoncer pour violence obstétricale tout en ayant peur de me lever pour aller aux toilettes. Le lendemain, au changement de garde, tout serait rentré dans l’ordre: j’avais eu affaire, cette nuit-là, à un médecin pas tout à fait confiant en ses capacités à gérer un cas un peu hors du cadre de la normalité et qui a voulu me faire peur pour ne pas avoir à gérer la sienne, de peur. Mon Bourreau (probablement) bien intentionné mais mal assuré avait fait mauvais usage de sa position de pouvoir et avait simultanément déchaîné la Victime et la Justicière qui menaçait de le transformer à son tour en Victime.
Cette nuit-là, pourtant, je me suis sentie totalement dépossédée de mon expérience. En suspens entre mon statut de jeune fille et mon statut de mère, je perdais le contrôle sur tout.
Or il est bon, je pense, à ce point-ci de l’histoire, de rappeler que notre accouchement ne nous appartient jamais complètement. Au-delà du cadre social dans lequel il se déroule et de la philosophie de notre système de santé, il appartient aussi, de manière toute bête… au bébé. Aux décisions que prend notre corps sans nous demander notre autorisation. Au grand timing cosmique.
Nous sommes tous·tes régulièrement, et à des degrés très variables, des victimes des circonstances. La vie nous arrive souvent de manière brutale et déchaînée. Nous sommes aussi parfois face à de vrais Bourreaux: commentateur·trices belliqueux·euses, présidents fascistes, chefs de guerre, autres êtres malfaisants et systèmes oppressifs. Mais. Mais. Quand, en réponse à ces derniers, nous choisissons l’une ou l’autre des postures définies par Karpman, nous nous enfermons dans une histoire dont nous connaissons déjà la suite. Le choix qui s’offre à nous, alors, est celui de sortir de la danse infinie sur les pentes du triangle dramatique.
Ce dernier est, d’abord et avant tout, une représentation des dynamiques de pouvoir qui s’enclenchent dans nos relations. La Victime se sent impuissante devant les agissements d’un Bourreau abusif et attend l’intervention d’un Sauveur/Justicier puissant et vertueux capable de faire face au Bourreau.
Au cours des dernières années, à gauche, nous avons beaucoup critiqué—avec raison—une certaine tendance à faire porter aux individus la responsabilité de leur sort malheureux; nous nous attardons de plus en plus à montrer de quelles manières nous avons tendance à «blâmer les victimes» plutôt que le système… ou le Bourreau. Et si nous blâmons souvent la Victime, c’est parce que nous avons généralement du mal à admettre les fois où nous nous comportons en Bourreau.
De son côté, l’archétype du Sauveur/Justicier, lui, demeure il me semble dans l’angle mort de la conversation sociale. Si nous voyons en général assez bien quel est le problème avec la dynamique Victime-Bourreau, le Sauveur, lui, jouit d’une aura de supériorité. Drapé dans la vertu, il n’en prive pas moins définitivement la Victime de son pouvoir—soit parce qu’elle le lui cède de plein gré, soit parce qu’il ne croit pas que cette dernière en a suffisamment pour prendre en main sa propre destinée.
Évidemment, cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas dénoncer les situations d’abus ni agir contre les Bourreaux ni offrir notre soutien aux personnes victimisées. Mais cela veut dire que si nous le faisons à partir de la posture du Sauveur/Justicier, nous n’aidons personne—nous ne faisons que perpétuer une forme de polarisation; nous nous enfermons collectivement dans les angles aigus du triangle du drame. Nous ne guérissons pas.
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Sur la dernière photo que mon chum a prise de moi avant l’arrivée d’Alexis, je suis toute floue: un fantôme qui danse dans une jaquette bleue. Cet après-midi-là, après trois jours à l’hôpital (recevoir une piqûre, changer mon pad absorbant, jouer au Monopoly, prendre l’air sur la terrasse commune, recommencer), j’ai décidé que c’était assez. J’ai demandé qu’on me donne un ballon d’exercice, et j’ai passé deux heures à danser dessus en chantant et en faisant des sons gutturaux. J’ai appelé mon bébé. Après le souper, les contractions se sont déclenchées pour de bon. Margaux, ma sage-femme, est venue me tenir la main.
Au cours de cette nuit-là, à cause de la rotation du personnel, je crois avoir vu quatre ou cinq infirmières différentes et trois médecins — so much pour le petit cocon intime que je souhaitais. Mais parce que j’avais Margaux, parce que j’avais mon chum, tout le reste autour a été recalé à la frontière de l’inimportance. Ces deux personnes-là m’ont menée, souffle après souffle, aux limites de mes capacités. Elles ne m’ont pas sauvée — personne d’autre que moi n’a accouché d’Alexis, ce jour-là — mais elles m’ont permis d’avoir peur tout en continuant d’avancer.
Pendant la poussée, j’ai pensé ça ferait quoi mettons si je n’étais juste pas capable de terminer? À peu près au même moment, voyant que j’arrivais au bout de mes forces, le médecin de garde m’a dit que l’épidurale et les forceps étaient toujours des options si je le souhaitais. J’ai vu une fourche se créer dans le sentier. Dans un instant suspendu dont je me souviendrai toute ma vie, je me suis sentie prendre une décision mêlée d’orgueil et de foi. Et j’ai fait non de la tête. Mon Sauveur est reparti.
Puis j’ai pensé est-ce que je suis capable de terminer sans mourir? La réponse à cette question demeure à ce jour compliquée. Je me suis mise à penser à toutes les histoires de mères mortes en couches que j’avais vues ou entendues dans ma vie. J’ai prié et prié mon arrière-grand-mère, qui était accoucheuse. J’ai vidé une tinque de gaz hilarant. J’ai regardé mon chum dans les yeux. Et j’ai poussé en acceptant de mourir, littéralement et symboliquement. Alexis est né environ dix minutes plus tard. Et une certaine version de moi est morte en même temps.
Le médecin que j’ai vu pendant cinq minutes a son nom comme accoucheur sur les papiers d’Alexis. Pour toujours. Et j’ai oublié celui de l’infirmière qui m’encourageait de ses «vas-y, vas-y, vas-y» et dont la voix restera gravée dans ma mémoire. Pour toujours.
Je crois que j’écris tout ceci pour qu’on se demande qui, dans nos vies, nous aide à sortir du triangle dramatique, et qui nous y enferme. Qui nous mène jusqu’aux limites de nos capacités et nous aide à les repousser? Je crois que j’écris ceci pour qu’on se demande où se trouve encore notre pouvoir — individuel certes, mais aussi collectif. Notre époque nous victimise, mais qu’est-ce qui, dans la réplique que nous choisissons de lancer, nous permet de sortir du schéma de Karpman et de mettre au monde quelque chose de neuf? Qu’est-ce qui, au contraire, ne fait que perpétuer le drame?